Juana Romani, le réel et l’Idéal

À 21 ans, Juana Romani expose pour la première fois au Salon après un parcours de formation singulier et bref, mais qu’elle poursuit auprès de son maître et compagnon, Roybet. L’artiste ne manque pas de surprendre par la manière dont elle interprète son apprentissage. Outre le travail dans l’atelier, ils voyagent fréquemment à l’étranger, se rendant en Italie, en Espagne et sans doute, en Belgique et aux Pays Bas. L’agrément se conjugue aux voyages d’étude, au cours desquels elle approfondit sa connaissance d’une tradition picturale à laquelle il lui semble primordial de se référer. La peinture caravagesque et le travail de Rembrandt et de Velázquez la séduisent au premier chef par la palette sombre et contrastée, la matérialité de la touche et cette attention au réel. Pourtant, à l’exception de ses premières compositions, les sujets traités sont dénués de tout naturalisme, empruntant pour l’essentiel ses sources à l’univers biblique, musical, théâtral ou à l’histoire de l’art. Son processus de création s’appuie sur les modèles – l’artiste elle-même se mettant parfois en scène –, restituant fidèlement leurs physionomies naturelles ou apprêtées, mais en les drapant de tissus lourds ou translucides, velours brodés ou damasquinés, dentelles, dans lesquelles leurs corps s’effacent. L’influence des maîtres de l’école vénitienne, Titien et Véronèse, vient enrichir le coloris et la matérialité des textiles délicatement restitués. Dans un jeu entre l’image et le titre, sans le recours à la narration ou à des accessoires, les figures se réfèrent à un univers romantique – voire symboliste – peuplé de références à l’opéra, à la littérature, à la poésie ou à l’art au sein desquelles l’Italie n’est jamais loin. Pays de son enfance, de sa langue et de sa culture, l’Italie incarne un mythe, un Idéal auquel ces figures féminines donnent corps

De la reconnaissance à l’oubli

La brève carrière de Juana Romani s’étend sur environ quinze années avec plus de quatre-vingt œuvres. Témoins de son succès sont les nombreuses reproductions parues dans les revues illustrées mais aussi les estampes d’interprétation présentées au Salon d’après ses compositions. Les eaux-fortes de Pierre-Gustave Taverne et de Raphaël Spinelli en sont les exemples les plus manifestes. Juana Romani a su s’imposer sur la scène artistique en peu de temps. Ses débuts remontent à 1888. Dès l’année suivante, elle parvient à être sélectionnée par le comité artistique de la section italienne présidé par le portraitiste mondain Giovanni Boldini pour l’Exposition universelle qui se déroule à Paris. La médaille d’argent qu’elle reçoit à cette occasion lui permet d’être exemptée de jury lors de toutes ses participations à venir au Salon des Artistes français. À cela s’ajoutent deux achats de l’État, Primavera en 1895 et Salomé (disparu) en 1898, initialement destiné au musée du Luxembourg. Si la presse fait souvent état de sa subordination aux maîtres dont elle se réclame, Henner et Roybet, certains critiques lui témoignent une admiration non feinte et ce, dès 1890 alors qu’elle expose Hérodiade et Jeunesse pour lesquels l’exigeant Paul Mantz parle d’ « une originalité suprême ». Deux ans plus tard, son éloge est dressé par l’éclectique et généreux Armand Silvestre dans le recueil édité par Angelo Mariani tandis que le nostalgique Camille Mauclair voit dans sa « peinture de femme », le souvenir « des beaux Italiens de la fin de la Renaissance ». La consécration est entière lors de l’Exposition universelle de 1900 où elle expose quatre tableaux dans la section italienne tandis qu’elle s’affirme comme une portraitiste mondaine. Mais parce que ces appuis appartiennent à une génération antérieure à la sienne – Roybet au premier chef décède en 1920 –, parce qu’elle demeure Italienne dans un contexte où le regard des critiques attachés à une tradition artistique s’accompagne d’une forme de nationalisme, mais surtout parce que la maladie l’éloigne définitivement de la scène artistique, elle sombre dans l’oubli au point qu’aucun article nécrologique ne paraît à sa mort, le 13 juin 1923. Beaucoup de ses œuvres sont aujourd’hui à l’étranger, en mains privées, ou encore non localisées, voire disparues. Les photographies réalisées à l’époque témoignent de son importante production.

Un achat de l’État : Primavera

C’est une allégorie singulière au titre « botticellien » dont l’État fait l’acquisition en 1895 à la suite de son exposition au Salon des Artistes français. Une jeune fille échevelée aux pommettes saillantes et aux yeux mi-clos affiche un sourire sans retenue montrant la rangée de ses dents. La peintre n’a pas encore trente ans mais pose ses conditions : l’achat par l’État, dont elle juge le montant dérisoire, doit aboutir à son intégration dans les collections du musée du Luxembourg, perçu comme « l’antichambre » du Louvre. La notoriété de l’artiste se mesure à l’orée des nombreuses reproductions dans les revues et d’une luxueuse eau-forte « sur parchemin » gravée par Gustave Taverne et commercialisée par les successeurs de la maison Goupil. L’attribution tarde pourtant et l’œuvre circule en province au point que des musées font la démarche pour l’obtenir. Le tableau est de nouveau présenté à l’Exposition universelle de 1900 avant d’être relégué, pour plusieurs années, au ministère des finances, contribuant à effacer le souvenir de ce succès.