Interview de Reza : "Ce qui fait battre mon cœur : rendre compte de la beauté du monde et témoigner de l’injustice"
Interview de Reza, parrain de la 11e édition du festival Atmosphères
"La photographie pour changer le monde", tel est le combat de Reza, célèbre photoreporter français d’origine iranienne, récompensé par de nombreux prix, dont le World Press Photo. Ses images, publiées dans la presse internationale, sont devenues iconiques, à l'exemple du portrait du commandant Massoud. Depuis quarante ans, il parcourt la planète, témoigne des guerres, mais saisit aussi les instants de paix et l’espoir d’un monde meilleur, tout en formant des jeunes, issus des banlieues, des bidonvilles et des camps de migrants, à la photographie. Parrain du festival Atmosphères, il est engagé depuis toujours en faveur de la protection de la planète et de ses habitants.
Pourquoi avez-vous accepté d’être le parrain du festival cette année ?

Reza : Je suis de plus en plus sollicité par des demandes de parrainage ou de participation à des festivals. Si j’accepte, c’est que j’y crois fortement. Le festival Atmosphères défend des valeurs qui sont les miennes depuis quarante ans, que je mets en œuvre avec mes photographies, les formations, les ONG que je crée, pour contribuer à un monde meilleur et durable. Dans mes photographies, ce que j’essaie de mettre en avant, c’est l’amour pour l’humanité, pour la nature, pour la planète.
Restez-vous optimiste par rapport aux grands enjeux climatiques auxquels nous devons faire face, compte tenu du fait que les impacts dévastateurs du réchauffement sur la nature et l’humanité s’accélèrent ?
R. : Toutes les conséquences des dérèglements climatiques, je les vis depuis plus d’une quinzaine d’années sur le terrain. Je vois la sécheresse, la guerre dans les villages pour l’eau, les départs des paysans, forcés d’abandonner leurs terres. J’essaie d’expliquer au monde, par la photographie, les effets de ces aléas. Je reste néanmoins optimiste par rapport à l’avenir, car je suis persuadé qu’il y aura des régulations. Le grand équilibre universel ne pourra être détruit. L'exploitation des formes de la vie pour des gains économiques ne peut pas durer longtemps ; il va y avoir un coup d’arrêt.
Vous dites que le pouvoir de l’image est immense, qu’il faut éduquer pour comprendre ce langage universel. C'est ce que vous faites en animant des formations pour les jeunes. Transmettre, c’est essentiel ?
R. : La photographie permet de mettre en lumière certaines problématiques sociales. Par exemple, j’ai commencé, en 2009, le projet Urban Voices, qui consiste à former un groupe de jeunes en marge, dans les banlieues, en France, en Sicile et à Buenos Aires..., pendant plusieurs mois, pour qu’ils deviennent les reporters de leurs propres histoires. À Toulouse, l’exposition de photographies des jeunes du Mirail, quartier honni de la commune, a eu lieu à l’hôtel de ville, dans le métro, à la médiathèque. Des Toulousains qui avaient des préjugés négatifs sur ce quartier ont porté un autre regard sur ses habitants. La photographie est un art majeur pour tisser des liens entre les gens.
"Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience", écrit René Char dans le poème "À la santé du serpent" dans Fureur et Mystère. Troublez-vous le monde depuis quarante ans ?
R. : Je continue de troubler une partie du monde avec mes photographies, de porter la voix de ceux qui n’en n’ont pas en les mettant en lumière ou en leur donnant les moyens de témoigner de leurs propres histoires. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à faire des photographies à l'âge de 13 ans. Deux choses faisaient battre mon cœur : rendre compte de la beauté du monde, de la nature, et témoigner de l’injustice, induite par les dictatures, la guerre, les famines, sous toutes ses formes… Cela me donne toujours envie de crier et d’agir aujourd’hui. Ceux qui sont responsables de ces injustices se retournent en général contre vous : en salissant votre nom, en sapant votre réputation, vos finances. Je vis ça depuis mes premières années de prison et j’ai compris qu’il y avait un prix à payer quand on témoigne de la vérité.

Vous avez connu la prison et la torture dans les geôles de l’Iran, à l’âge de 22 ans, et vous y avez rencontré de grands intellectuels. Est-ce pour vous une expérience fondatrice ?
R. : Au fond, plus que la prison, c’est la torture qui vous donne à la fois une connaissance de vous-même et de l’homme. Si vous arrivez à résister à ça, vous connaissez votre force et vous aurez toujours en tête la brutalité de l’humain quand on lui donne la possibilité de l’exercer sur autrui. C’est fondateur à cet égard, surtout quand on est jeune, comme c’était mon cas, et cela donne la possibilité de réfléchir à beaucoup de choses. Après ces cinq mois de torture, j’ai passé du temps en prison avec d’autres prisonniers politiques iraniens et, là aussi, j’ai beaucoup appris et échangé, notamment sur la culture et la littérature française. François Truffaut, Victor Hugo et Honoré de Balzac étaient avec nous !
Vous faites preuve d’une intelligence de l’instant quand vous prenez une photographie : il n’y a pas de mise en scène. Comment qualifiez-vous votre approche tant sur la forme que sur le fond ? Votre formation d’architecte et la culture iranienne dans laquelle vous avez grandi vous ont-elles influencé ?

R. : Je vais vous montrer une photographie qui sera très parlante [Reza présente un tirage d’un très jeune enfant qui joue sur un tapis persan coloré aux nombreux motifs] : c’est un véritable terrain de jeu pour un enfant qui apprend à marcher ! Cela me rappelle mon enfance et cela m’a aussi appris la couleur. L’architecture, certainement, et la réflexion sur la perspective m’ont formé aussi. Je me suis toujours obligé à ne pas faire de mise en scène en photographie, car la réalité est plus forte que la mise en scène. Quand je regarde des films de Spielberg et autres réalisateurs sur la guerre, c’est en deçà de la réalité... La guerre est beaucoup plus brutale. C’est pour ça que je m’efforce d’être proche de la réalité. Les seuls cas où je peux "orienter" la prise de vue, ce sont les portraits, quand je veux que la lumière se porte de telle manière sur la personne. Toutes les autres scènes de vie sont spontanées. J’ai fait le portait du commandant Massoud alors que nous discutions ensemble de la situation politique. Il y avait des bombardements russes, et nous étions cachés dans une grotte. Une seule petite ouverture projetait la lumière sur son visage. Je ne lui accordais pas vraiment de crédit au début en 1985 : un jeune homme qui se bat avec une poignée d’hommes au fond de la vallée du Panshir en Afghanistan contre une armée expérimentée, forte de 100 000 soldats, équipée de chars... Je lui pose alors la question sur ce qui se passera par la suite, entre les Afghans, quand les Soviétiques seront partis. Son visage change, il est alors dans une réflexion un peu douloureuse : c’est à ce moment-là que je prends la photographie, qui devient ensuite le portrait célèbre de Massoud.
Comment comptez-vous poursuivre la valorisation de votre fonds photo, constitué de plus deux millions d’images ?
R. : C’est ma grande inquiétude. Depuis une dizaine d’années, je parle aux présidents, aux ministres successifs, aux responsables de fondations... Toutes ces photographies, ce ne sont pas des photos de vacances de mes enfants : elles témoignent de l’histoire mondiale, et ça ne m’appartient plus. Il faut valoriser ces images, mais avant cela, les préparer : c’est un travail de traitement, de numérisation, de légendage très important. Il m’est impossible de tout réaliser avec mon équipe (des photographies, des expos, des livres, des conférences, des formations, des workshops et des projets humanitaires), tout en gagnant de l’argent pour les financer et m’occuper de la valorisation de ce fonds. Des pays étrangers m’ont approché, mais ce fonds doit rester en France...
Si vous deviez sélectionner quelques images dans toute votre carrière, lesquelles choisiriez-vous ?
R. : C’est impossible de répondre à cette question, car ce sont des liens humains qui se jouent hors cadre, qui existent entre toutes ces images et moi. Quand je replonge dans mes photographies, je revis avec les gens les moments que j’ai partagés avec eux.
Quels sont vos maîtres en photographie et les photographes contemporains que vous appréciez ?
R. : Ce sont les grands maîtres de la peinture qui m’ont réellement influencé, tels que Georges de La Tour pour la lumière ou le Caravage pour ses portraits. Aucun photographe ne pourra jamais arriver à une telle maîtrise. Je suis très ami avec Sebastião Salgado et Steve McCurry et beaucoup d’autres photographes dont j’aime le travail, mais nous sommes encore, à mon sens, tous les élèves de ces peintres…
Comment définir une bonne image ?
R. : Une bonne image, c’est une image qui fait trembler le cœur, qui vous émeut et vous fait réfléchir. Après l’émotion, il y a la réflexion, puis l’action.
Exposition du 25 octobre au 25 février à l'espace Carpeaux
Plus d'informations : atmospheresfestival.com