Interview d'Heidi Sevestre, marraine de la 11e édition du festival Atmosphères

Glaciologue et membre de la société The Explorers Club, Heidi Sevestre s’est spécialisée dans la dynamique des glaciers des régions polaires. Ses recherches et expéditions l’ont convaincue de se consacrer pleinement à la communication scientifique sur les effets du dérèglement climatique. Un défi qu’elle relèvera avec enthousiasme en qualité de marraine du festival Atmosphères 2021.

Pourquoi avez-vous décidé de devenir glaciologue et quel parcours avez-vous suivi pour y parvenir ?

Heidi Sevestre : Je suis tombée dans la marmite quand j’étais petite. Née à Annecy, j’ai eu la chance extraordinaire de grandir au contact d’une nature spectaculaire, entre montagnes et forêts. Comme beaucoup de Hauts-Savoyards, j’ai pratiqué l’escalade et l’alpinisme et je suis tombée amoureuse des glaciers. Or, il n’y a pas beaucoup de perspectives d’emploi dans ce domaine, à part guide de haute montagne… Quand j’étais adolescente, j’ai néanmoins découvert que des gens étaient payés pour étudier les glaciers. Ça a été une révélation !

Mon bac scientifique en poche, j’ai validé ma licence de géographie, puis j’ai obtenu un master de glaciologie au pays de Galles. Après une année sabbatique en expédition, j’ai passé quatre ans au Spitzberg dans le cadre de mon doctorat à l’université du Svalbard. Il n’empêche que mes parents se demandent toujours ce que je fais et quand j’exercerai enfin un "vrai métier" !

Qu’est-ce qui vous émerveille le plus dans les glaciers ? 

H. S. : Ce qui me fascine, c’est leur beauté. Ce sont des témoins poétiques de notre passé, tels des sages de la montage auréolés de mystère. Notre responsabilité de chercheurs consiste à rendre accessible ce qu’ils ont à nous dire. 

Quels glaciers avez-vous étudiés et qu’ont révélé vos recherches ?

H. S. : J’ai principalement étudié les glaciers du Spitzberg. Il s’agit de l’épicentre du changement climatique. À cause du réchauffement sévère qui affecte cette région du monde, le mouvement naturel des glaciers s’accélère brutalement. Ce phénomène de "surges" (ou "accélérations"), qui transforme en profondeur les paysages, demeure méconnu : nos instruments de mesure à la pointe du progrès sont impuissants à en percer tous les secrets. Or, les enjeux environnementaux sont majeurs : l’avancée rapide des glaciers vers l’océan glacial Arctique entraîne une montée mécanique du niveau des eaux, qui n’est pas prise en compte dans les modèles prévisionnels, sans parler des conséquences sur leur taux de salinité.

Une étude dirigée par Ola Johannessen du Nansen Environmental and Remote Sensing Center, publiée dans le magazine Science en 2005, a pourtant révélé un épaississement de la couche de glace sur le plateau du Groenland, de l’ordre de 6 cm par an entre 1999 et 2003. N’est-ce pas contradictoire ? 

H. S. : En réalité, tout est question d’équilibre. Dans un glacier en bonne santé, les pertes (fonte de surface) sont compensées par les gains (précipitations neigeuses). Or, de manière générale, les pertes ne cessent d’augmenter, tandis que les gains restent stables. Nous sommes au-delà de la catastrophe. 

Si le dérèglement climatique n’est guère remis en question de nos jours, son origine anthropique continue de faire débat. Selon vos observations, quel est l’impact réel des activités humaines – et des émissions de CO2 en particulier – sur le réchauffement global ? 

H. S. : Les ingrédients naturels qui composent le climat ne permettent pas d’expliquer l’augmentation du taux de CO2 et des températures. Grâce aux glaciers, qui renferment des bulles d’air des millénaires passés, nous avons pu évaluer l’influence du CO2 sur le climat. Et il apparaît clairement que les activités humaines sont responsables du dérèglement actuel. Les océans et les forêts absorbent certes le gaz carbonique, mais ce n’est pas suffisant pour compenser leurs émissions.

En avril, vous avez réalisé la traversée du Spitzberg à skis. Quel était l’objectif de cette expédition et comment s’est-elle déroulée ? 

H. S. : Ce projet, porté par une équipe féminine de jeunes glaciologues dans le cadre de l’initiative Climate Sentinels, visait à étudier l’impact de la pollution atmosphérique sur la fonte de l’Arctique, tout en limitant l’empreinte carbone des participantes. De fait, nous avons constaté que le dépôt de particules fines, dû à la combustion des énergies fossiles, assombrissait les surfaces blanches, telles que la neige et la glace, qui absorbent dès lors la chaleur au lieu de la réfléchir. Nous avons aussi appris, grâce aux récents épisodes de confinement, que la réduction de ces émissions a un effet positif immédiat sur la qualité de l’air. Lors de cette expédition, préparée de longue date, nous avons été prises de court par des conditions météorologiques hostiles, inhabituelles en cette saison. Tempêtes, vents jusqu’à 140 km/h et risques d’avalanche ont failli compromettre notre entreprise. Un soir, nous avons même été obligées de nous enterrer sous la neige pour résister aux éléments déchaînés. Cette météo imprévisible est une conséquence directe du changement climatique. Dans l’attente de l’analyse en cours des échantillons que nous avons prélevés, nous sommes revenues avec la rage de communiquer sur ce qui se passe en Arctique, qui joue un rôle crucial dans la stabilisation du climat sur notre planète. 

Quels sont vos projets actuels ? 

H. S. : J’ai quitté le monde de la recherche pour me consacrer à la communication scientifique auprès des décideurs politiques et du grand public pour le compte de l’ONG américaine ICCI (International Cryosphere Climate Initiative) et du Conseil de l’Arctique. Mon quotidien est de rendre la science accessible. En effet, une prise de conscience de la société et des gouvernements, fondée sur la connaissance, est indispensable pour donner l’impulsion nécessaire à l’action – et à la transition énergétique en particulier. Plus on perd de temps, plus cela va nous coûter cher ! Je prépare également une expédition dans les glaciers tropicaux d’Afrique, d’Amérique centrale et d’Océanie, en partenariat avec l’Unesco et National Geographic. Il s’agit de créer une archive de ces paysages voués à une disparition prochaine du fait du réchauffement climatique. 

Comment communiquez-vous auprès des jeunes générations anxieuses à ce sujet ? 

H. S. : Je parle beaucoup aux jeunes, qui manifestent une grande sensibilité à l’égard de la nature. Pour autant, ils ne doivent pas se mettre une pression de fou ! Si on veut résoudre le problème, il faut agir à son niveau, à travers de petits gestes, pour réduire son empreinte carbone : être plus sobre, gâcher moins de nourriture, consommer moins d’eau, d’énergie, de vêtements, etc. Je les invite aussi à contacter les scientifiques qui pourront leur apporter l’information dont ils ont besoin. 

Pourquoi avez-vous répondu à l’invitation du festival Atmosphères ?

H. S. : J’ai eu le privilège d’y être conviée pour la première fois au festival en 2020. Hélène Courtois, marraine de cette édition, avait proposé à un panel de femmes scientifiques de prendre part à une « anticonférence », au cours de laquelle nous avons échangé avec les participants, de manière informelle, sur la place de l’homme dans l’univers, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Nous en sommes ressorties transformées, et cela m’a confortée dans ma décision de communiquer autrement sur la science. Ça a été un vrai coup de foudre ! Quand on m’a proposé d’être marraine en 2021, j’ai sauté sur l’occasion. Je compte axer mon intervention sur les enseignements de la nature quant au changement climatique. J’ai hâte de rencontrer le public !

Pour conclure, quel message souhaitez-vous transmettre à nos lecteurs ?

H. S. : Même si le dérèglement climatique semble insurmontable, il n’est pas trop tard pour agir. Soyez curieux, interpellez les scientifiques, invitez-les à sortir de leur laboratoire et à dialoguer avec vous de façon accessible et transparente. Tous ensemble, nous saurons nous mobiliser pour l’avenir de la planète.