Astrophysicien à l’Institut d’astrophysique spatiale d’Orsay, Jean-Pierre Bibring a été et se trouve toujours en charge de plusieurs programmes d’exploration spatiale (Mars Express, Rosetta/Philae, Hayabusa 2), qui ont renouvelé en profondeur nos connaissances sur la formation du système solaire et la manifestation de la vie sur Terre. Actuellement, il participe à la préparation des missions internationales ExoMars, Martian Moons Explorer et Chang’e 6.

Vous expliquez que la recherche astronomique a révélé l’exceptionnelle diversité du système solaire, illustrant la complexité des chemins empruntés par l’évolution, conjonction de lois universelles et de particularités de formes. Quelle est, plus précisément, la part relative des processus génériques et des contingences spécifiques dans le développement de la vie sur Terre ? 

Jean-Pierre Bibring : L’évolution de la Terre, comme de tous les objets planétaires, a pris racine dans la dynamique primordiale du système solaire, faite par exemple de la migration des planètes géantes et de collisions entre protoplanètes en cours de croissance. En tant que tels, ces processus sont à l’œuvre chaque fois qu’un nuage interstellaire s’effondre pour donner naissance à une étoile et à son système planétaire. À ce titre, ils peuvent être considérés comme "génériques". Pour autant, dans chaque cas, ils prennent des formes très particulières ("contingentes"), lesquelles impriment des évolutions distinctes. Par exemple, toutes les planètes de notre système ont très probablement subi des chocs violents lors de leur formation, mais chacun s’est assorti de caractéristiques particulières.

Pour la Terre, la masse relative et la composition de l’objet qui l’a frappée, la vitesse et l’angle d’impact au moment du choc – autant de paramètres qui peuvent prendre une infinie variété de valeurs – ont imposé un ensemble de conséquences qui ont profondément modelé le devenir si particulier de la Terre, jusqu’à aujourd’hui. L’énergie transférée par l’impact a considérablement chauffé l’intérieur de la Terre, transformé en un magma global, dont le refroidissement a propulsé vers la surface une fraction de l’eau initialement intégrée à la proto-Terre : la viscosité des roches en a été modifiée, alimentant une tectonique de plaques singulière, moteur d’une machine terrestre aux implications multiples. Une partie de l’eau, atteignant la surface, y a trouvé une atmosphère aux conditions, modifiées par l’impact, devenues propices à sa stabilité sous forme liquide : des océans se sont formés, pérennes jusqu’à aujourd’hui !

Le choc a également éjecté une grande partie du matériau terrestre qui, par la géométrie particulière de l’impact, s’est retrouvé en un disque circumterrestre de grande masse. C’est en son sein que la Lune s’est formée, avec une masse suffisante, relativement à celle de la Terre, pour y exercer des effets majeurs. Tout particulièrement, elle en a stabilisé "l’obliquité", cet angle voisin de 23° que fait l’axe de rotation diurne de la Terre par rapport au plan de sa révolution autour du Soleil. Cette stabilisation, unique dans le système solaire, a entraîné celle du climat de la Terre, maintenant des conditions de pérennité aux océans, au sein desquels une évolution particulière de la chimie du carbone a pu prendre place, celle du "vivant". Les conditions très particulières de l’impact qu’a subi la Terre ont ainsi eu des effets majeurs sur son évolution. Tout autre jeu de paramètres aurait conduit à une évolution distincte. C’est ce que l’on observe avec les autres objets du système solaire et, plus largement, avec les systèmes planétaires autour d’autres étoiles, que l’on commence à caractériser. L’évolution de la Terre est une, parmi une extrême variété (infinité ?) de possibilités, liée à celle des formes prises par les processus ayant contribué à l’évolution. C’est ce qui justifie, à mes yeux, la part très largement dominante du "contingent" sur le "générique". 

Quelles sont les propriétés du vivant et comment caractériser les conditions d’apparition de structures vivantes sur notre planète ? 

J.-P. B. : Je ne suis pas certain que l’on puisse définir "les propriétés du vivant" et encore moins les conditions "d’apparition du vivant" sur Terre ou, plus exactement, je ne m’en sens pas capable ; je ne peux qu’expliciter ma propre vision. Je ne pense pas que la vie soit apparue par je ne sais quelle magie, à partir de matière "inerte".
Tout au contraire, je préfère considérer qu’il s’est produit une évolution progressive de la chimie du carbone, d’abord dans le nuage protosolaire, conduisant à des molécules et agrégats de composition et structure liées à l’évolution particulière du disque protoplanétaire, où l’irradiation par le Soleil naissant a joué son rôle.

Intégrés à des objets solides du type des comètes qui gravitent encore aujourd’hui, préservant une grande part de ce matériau originel, certains sont parvenus dans les océans primitifs de la Terre, les ensemençant de ces édifices carbonés aux propriétés particulières. Les propriétés elles-mêmes particulières de l’eau de ces océans primordiaux, par leur température, leur acidité, la présence de catalyseurs, etc. ont favorisé des réactions chimiques, autocatalytiques, conduisant, par adaptation progressive et contingente, à ce que l’on caractérise comme le "monde vivant". 

Le vivant, qui semble résulter d’une incroyable combinaison de singularités, a-t-il un sens en dehors de la Terre et/ou du système solaire ? 

J.-P. B. : Ce que je pense, mais c’est sujet à fortes controverses, est que la formation de "structures vivantes" serait intimement liée à l’évolution, elle-même extrêmement contingente, de la Terre elle-même. En d’autres termes, il n’existerait pas de "principes de vie" qui auraient pris, sur Terre, une forme particulière et qui pourraient se trouver, ailleurs, sous "d’autres formes". Telle que je la conçois, l’évolution de la chimie du carbone a conduit, dans le système solaire puis sur Terre, à des formes très spécifiques, que nous caractérisons comme "vivant".

D’autres chaînes de réaction, parmi le large éventail des possibilités offertes par l’élément carbone, ont pris place ailleurs, sur les mondes planétaires différents du nôtre, construisant des édifices que rien n’exige ni ne justifie qu’on les qualifie de "vivants" ! Cette diversité des évolutions possibles est bien ce que l’on constate en observant les autres mondes planétaires

Pouvez-vous nous rappeler le contexte et les enjeux de la mission Rosetta/Philae, lancée en 2004 par l’Agence spatiale européenne (ESA) ? Quels en sont les enseignements ? 

J.-P. B. : La mission Rosetta est née à la suite des missions pionnières de survol de la comète de Halley, en mars 1986, qui ont révélé que le noyau des comètes contenait des molécules très absorbantes, probablement faites de carbone. Celles-ci pourraient-elles avoir joué un rôle dans l’apparition du vivant ? L’idée est donc venue de concevoir une mission spatiale capable, cette fois-ci, d’effectuer un véritable "rendez-vous" avec une comète, ces objets considérés comme les vestiges les mieux préservés du matériau d’origine du système solaire, notamment du point de vue de leur contenu en composés carbonés.

Il s’agirait, cette fois-ci, d’aller à sa rencontre et d’acquérir exactement sa vitesse de révolution autour du Soleil, pour la suivre lors de son périple interplanétaire, et même de s’y poser, l’objectif scientifique étant de la caractériser le plus globalement possible, surtout du point de vue de sa composition. Acceptée par l’agence spatiale européenne (ESA), la mission Rosetta était née. Conçue et développée il y a plus de vingt ans, elle devait affronter des défis technologiques majeurs : se poser sur un objet aux propriétés totalement inconnues, à des températures inférieures à - 150°, avec des ressources énergétiques (< 10 W) et informatiques (mémoire de masse globale de 4 MB) imposant de développer des systèmes et des instruments extrêmement performants. Et pourtant, les résultats obtenus – qui continuent à être analysés – modifient en profondeur notre vision d’une part de ce que sont les comètes – des objets constitués très majoritairement, non pas de glace d’eau, mais de structures carbonées complexes, façonnées par l’évolution spécifique du nuage protosolaire et préservées jusqu’à aujourd’hui – et, d’autre part, du rôle que des objets semblables ont pu jouer pour forger la diversité des mondes planétaires qui se révèle aujourd’hui. Ils participent au changement de paradigmes majeur qui affecte aujourd’hui notre vision des moteurs de l’évolution de la Terre et de la vie qu’elle abrite.   

Quels sont les objectifs de la mission ExoMars 2020, développée par l’Agence spatiale européenne ? Que sait-on exactement de Mars aujourd’hui ? La planète aurait-elle pu abriter une forme de vie à une période de son histoire géologique ? 

J.-P. B. : Les nouveaux paradigmes concernant "le vivant" exigent d’être testés, confirmés ou infirmés par des observations. Quelles sont en particulier les conditions qui ont permis l’évolution chimique vers des "structures vivantes" ? De nombreux scientifiques considèrent que si des conditions similaires à celles qui ont conduit à la vie terrestre ont pu exister ailleurs que sur Terre, dans le système solaire, c’est très vraisemblablement sur Mars qu’il faut les chercher.
Nous avons en effet montré que, dans son passé très ancien, Mars a hébergé à sa surface des étendues d’eau liquide, pérennes pendant des millions, voire des dizaines ou des centaines de millions d’années ; et qu’en plus, il existe encore aujourd’hui des terrains qui en ont préservé la trace. Nous les avons identifiés et localisés, et c’est parmi ceux-ci que les trois missions spatiales qui devraient partir vers Mars en juillet prochain (2020) ont choisi les sites qu’elles vont explorer.
La mission ExoMars de l’ESA emportera des instruments capables d’analyser, jusqu’à leurs grains microscopiques, des échantillons qu’elle pourra prélever jusqu’à deux mètres de profondeur. Si Mars a connu, tôt dans son histoire, une évolution de la matière carbonée semblable à celle qui a eu lieu sur Terre, éventuellement piégée dans des minéraux favorables, telles des argiles, ExoMars pourrait les mettre en évidence et contribuer ainsi à identifier les conditions qui ont permis, sur Terre, la formation de "structures vivantes". 

En quoi les conceptions "initiales" de la communauté scientifique ont-elles évolué depuis l’envoi de la sonde Luna 1 hors de l’orbite terrestre (1959) et quelles interrogations dominent le monde de l’astronomie à l’heure de la découverte des exoplanètes ? 

J.-P. B. : À l’aube de l’ère spatiale, la plupart des questions liées aux processus de formation et d’évolution des planètes, et en particulier de la Terre, ne relevaient pas d’une approche scientifique, tant il manquait de données d’observation capables de les valider ou de les infirmer.
Pour ne prendre que quelques exemples, la théorie de la tectonique des plaques, pour rendre compte du fonctionnement de la machine terrestre, n’était même pas ébauchée. Les modèles proposés alors pour l’origine de la Lune se sont tous révélés erronés, et personne n’avait envisagé que la Lune ait pu avoir des effets gravitationnels sur la Terre autres que les marées océaniques. La question de l’unicité ou non de la Terre et de la vie relevait essentiellement du dogme.

En quelques décennies d’exploration spatiale du système solaire, notre connaissance a très profondément changé : nous avons maintenant accès à l’observation directe et rapprochée des autres mondes planétaires, et ce que nous découvrons est une extraordinaire diversité des propriétés qui les caractérisent. Au cours de cette même période – et c’est remarquable –, nous avons acquis la possibilité de mettre en évidence et de caractériser des systèmes planétaires autour d’autres étoiles que le Soleil. Ce qui en ressort est également leur extraordinaire diversité, bien au-delà de ce que l’on avait imaginé. Chaque objet, chaque système semble être étonnamment unique, alors que tous semblent partager des origines communes et être soumis à des lois identiques. Quel est le moteur de l’évolution capable de façonner une telle variété de chemins d’évolution, à toutes les échelles auxquelles nous avons désormais accès ? Il me semble que ces questions émergent maintenant au cœur des recherches contemporaines. C’est dans ce cadre que l’importance des contingences, c’est-à-dire des conditions particulières qui ont joué un rôle prépondérant pour guider l’évolution, revient au-devant de la scène. Avec, en ligne de mire, une vision de la Terre profondément renouvelée, faisant de son unicité, dans l’espace et le temps, un paradigme en construction, aux conséquences majeures. 

Quelle est, selon vous, la "nouvelle frontière" de l’exploration spatiale ? 

J.-P. B. : Je ne vois pas de "nouvelle frontière" à l’exploration spatiale, mais plutôt un horizon qui, comme tel, s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche. Tout comme un puzzle dont le cadre grandirait au fur à mesure qu’on le remplirait, sans jamais être achevé. Les "retombées" des découvertes réalisées par l’exploration spatiale, notamment du système solaire, irriguent un champ très large de l’activité humaine, bien au-delà de la sphère scientifique. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut mettre à leur crédit, me semble-t-il, la conviction de plus en plus commune de ce que l’histoire de la Terre prend ses racines au plus profond de celle de l’univers, dans des formes que seule la Terre a connues, et que, tout héritiers que nous en sommes, nous contribuons à modifier dramatiquement les propriétés de son atmosphère, au point de forcer un dérèglement qui pourrait s’avérer létal pour notre espèce.

À charge, pour chacun, non pas seulement d’en prendre la mesure, mais de contribuer à en comprendre les racines et de participer à son évitement. Or, l’activité spatiale elle-même peut être un élément capable d’enrayer le processus, par un contrôle fin et global du réchauffement et de ses sources. Un nombre de plus en plus important d’agences spatiales et d’acteurs internationaux voient le jour, notamment en Asie, avec un intérêt affirmé pour des missions à objectifs scientifiques.

Après quelques décennies pionnières, l’exploration spatiale entre dans une nouvelle ère, où la maîtrise acquise des moyens d’aller dans l’espace servira à asseoir les paradigmes nouveaux qui se sont élaborés. Cette ère sera-t-elle dominée par plus de compétition que de coopération ? Il s’agit là, bien entendu, d’un enjeu majeur, d’un défi à l’issue incertaine. Il y a toutes les raisons, malgré tout, d’y voir la possibilité d’un bond en avant majeur et hautement bénéfique de l’exploration robotique des planètes et des petits corps du système solaire, astéroïdes et comètes. Cela commencera par celles couplant observation orbitale, caractérisation in situ et collectes d’échantillons avec retour sur Terre, pour y procéder à des analyses fines. Le Japon et la Chine s’y sont lancés, ce qui invite la NASA, l’ESA et les autres agences nationales européennes à redoubler d’efforts pour ne pas perdre l’avantage acquis...

Dans les toutes prochaines années, nous devrions disposer ainsi d’échantillons précieux, au potentiel de nouvelles découvertes fondamentales : de la face cachée de la Lune, qui a conservé les témoins de la dynamique primordiale du système solaire ; d’objets primitifs carbonés, contenant, bien préservé, le matériau ayant ensemencé les océans anciens, terrestres et peut-être martiens ; de Mars, qui pourrait recéler des clés inédites de l’évolution vers le vivant… L’exploration des lunes des planètes géantes va également redoubler, nous permettant de comprendre ce qui en a fait des objets si différents entre eux, alors qu’ils possèdent une origine commune : certains, tel Europe ou Ganymède, hébergent-ils des océans profonds, où une activité chimique, peut-être organique, se serait développée ?
À la caractérisation des planètes extrasolaires va s’adjoindre l’identification de leur composition atmosphérique, en constituants majeurs et mineurs, témoins de l’activité interne et de surface de ces objets et de leur évolution. À plus long terme, des stations orbitales pourraient être assemblées, autour de la Lune, puis de Mars, et progressivement d’autres planètes, avec l’objectif, aujourd’hui utopique, d’y recevoir un jour des équipages...

Si, pour les moins ambitieux de ces programmes, on peut concevoir que chacun s’y attelle séparément, une coopération sera indispensable pour les autres : parviendrons-nous à ce que tous travaillent ensemble, démontrant, dans un domaine où la recherche de profit n’est pas en question, que de nouvelles pratiques de coopération sont tout à la fois possibles et nécessaires ? La "nouvelle frontière" de l’exploration spatiale ne saurait s’affranchir de l’évolution des sociétés, que la résolution des enjeux de ce siècle impose. Elle y est donc intimement couplée, en offrant de jouer un rôle d’éclaireur !   

Pourquoi avoir accepté de parrainer le festival Atmosphères ? Que représente à vos yeux la rencontre avec le grand public ? 

J.-P. B. : Pour participer aux manifestations du festival Atmosphère depuis plusieurs années, je suis très admiratif de la qualité de ce qui est proposé, tant dans son contenu que dans sa forme, et des problématiques qui les fédèrent.
Articulé autour d’un thème lié aux enjeux sociaux fondamentaux, où les préoccupations environnementales dominent, il donne à en voir témoignages et concrétisation dans un bouquet de créations souvent inédites, couplant expositions, films, concerts, débats et conférences, offrant à chacun de devenir proposant et acteur de changements à mettre en place, à tous les niveaux d’intervention.

Tous les goûts, toutes les sensibilités, tous les appétits intellectuels et ludiques (le festival est une fête avant tout !) peuvent y être satisfaits : je ne connais pas de réussite plus aboutie ! Régal assuré ! C’est pourquoi, lorsqu’il m’a été proposé d’en parrainer l’édition 2019, je n’ai pu qu’en être profondément honoré et heureux ! Les lieux et possibilités de rencontre avec le public sont nombreux, ce qui se traduit par une interaction beaucoup plus féconde que celle qui maintient une distance entre la scène et l’auditoire.

Parce qu’il est merveilleusement exigeant, le "grand public" donne beaucoup en retour, et l’expérience du festival devient réellement moment d’échange, mutuellement bénéfique. Pour ce qui est de ma propre contribution, j’attends avec enthousiasme et impatience de débattre avec le biologiste Pierre-Henri Gouyon, samedi 12 octobre après-midi, de "La vie, ici et ailleurs… mais qu’est-ce que la vie ?" Au cœur de mes propres questionnements. Un grand merci au festival !